Alors que le gouvernement relance une nouvelle fois le débat sur le "travailler plus", il est une question qui peine encore à s'imposer dans l'espace politique et médiatique français : celle du "travailler mieux". Depuis le début des années 2000, plus d'une trentaine de réformes visant le travail se sont succédées dans le pays : une demi-douzaine portant sur les conditions de départ à la retraite, une dizaine visant à soutenir l'emploi, le flexibiliser, le moderniser, le déréguler, quelques projets ont porté sur la formation professionnelle, l'apprentissage... Mais peu de réformes se sont attaquées directement et en profondeur à la question des conditions de travail et de la qualité de vie au travail dans le pays.
L'enjeu est pourtant essentiel, alors que la France fait figure d'exception parmi les grandes puissances économiques européennes, en étant l'un des pays affichant les moins bonnes conditions de travail en Europe. De nombreuses études, publiées par la Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail, par le Ministère du travail et Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) ou encore par l'Institut syndical européen montrent en effet qu'il existe un réel problème de qualité de vie et des conditions de travail en France, non résolu depuis 30 ans.
La France, avant dernier pays européen pour les conditions de travail
Quelques chiffres permettent de saisir l'ampleur de la crise : ces dernières années, la France était sous la moyenne des 36 pays européens étudiés dans l'enquête européenne sur les conditions de travail dite Eurofound, que ce soit en matière de satisfaction salariale, de dialogue social, de pénibilité physique, de contraintes sociales et émotionnelles au travail. Le Job Quality Index, le baromètre européen sur les conditions de travail publié par les syndicats européens montre que "la France se situe en dessous de la moyenne européenne sur trois des six dimensions essentielles pour les conditions de travail : la qualité des revenus, les conditions de travail et les compétences et l'évolution de carrière".
La France est aussi championne d'Europe des accidents du travail mortels et non mortels, et affiche le dramatique bilan de près de 800 à 1 000 décès au travail chaque année de façon continue depuis le milieu des années 2010. Pire, la tendance semble empirer, d'année en année. En 2015, la France était à la 9ème position européenne du Job Quality Index, elle est désormais à la 16ème, dégringolant même à la 26ème place (sur 27) sur le seul indicateur des conditions et de la qualité de vie au travail... Sur la même période, l'Allemagne et l'Italie sont respectivement restées à la 3ème et 4ème place. Le Secrétariat général du Conseil d'orientation des retraites, en 2023, montrait aussi qu'un tiers des travailleurs français occupaient un emploi "en tension", c'est-à-dire caractérisé par un manque de ressources et une pression trop importante au travail.
Précarisation du travail, flexibilisation, uberisation
Le phénomène est donc connu. Alors, comment expliquer que la France, deuxième puissance économique du continent, voit ainsi ses conditions de travail se dégrader ? La littérature disponible montre que cela est en partie lié aux réformes du travail menées ces dernières décennies. Depuis le début des années 2000, les gouvernements successifs en France ont ainsi mis en œuvre plusieurs réformes visant à flexibiliser le travail et à diminuer le niveau et la durée d'indemnisation du chômage, afin d'inciter au "retour à l'emploi" face à un chômage particulièrement élevé. Problème : ces politiques ont contribué à précariser le marché du travail français. Plusieurs études ont montré que les réformes successives de l'assurance-chômage contraignent les travailleurs à accepter des conditions d'emploi plus précaires, des emplois de plus courte durée, sans retour à l'emploi durable. En France, le phénomène est particulièrement fort : le pays est numéro 1 en Europe pour les contrats de moins d'un mois, et la part des emplois précaires (emplois en CDD, interim, CDD d'usage...) a doublé ces deux dernières décennies.
Le recours aux contrats précaires est particulièrement élevé dans les secteurs de l'hébergement médico-sociale et de l'aide social, mais aussi de la restauration et de la logistique, comme le rappelle un rapport de la Direction générale du Trésor, rattachée au Ministère de l'économie. Soit des secteurs où les conditions de travail sont déjà difficiles : salaires peu élevés, pénibilité physique, stress... Le développement, à partir de 2008, du statut de micro-entrepreneur, a également contribué à faire émerger une classe de travailleurs en "insécurité" constante, avec de fortes difficultés à dégager des revenus suffisants. Parmi les principales évolutions du monde du travail en France depuis 2000, l'économiste et directeur de recherche au CNRS Philippe Askenazy identifie ainsi "l’émergence spectaculaire de contrats de travail à très court terme (moins d’une semaine) et de travailleurs indépendants à faibles revenus, qui ont ensemble alimenté les inégalités de revenus." Une "économie de petits boulots" également poussée par la croissance du nombre de "travailleurs des plateformes", souvent pauvres et précaires, qui représenteraient déjà en France près de 6.5% des emplois, selon la Confédération européenne des syndicats. Or, comme le rappelle la Dares, les personnes occupant des contrats précaires ont généralement "des conditions de travail moins bonnes et une satisfaction professionnelle moindre [...] particulièrement quand l’emploi temporaire est court ou subi."
L'économie française est aussi devenue ces dernières décennies une économie de services (c'est le quatrième pays européen où le secteur tertiaire est le plus développé), qui a vu exploser le nombre d'emplois dans les services peu qualifiés. La liste officielle des "métiers en tension" qui peinent à recruter malgré des besoins croissants, illustre d'ailleurs bien cette évolution : aides ménagères, aides à domicile, personnels de maintenance, agents de nettoyage, manutentionnaires, caissiers, agents d'accueil, infirmiers... Autant de métiers mal reconnus, travaillant en horaires décalés, avec des rémunérations basses et une forte exposition aux pénibilités.
Le management en question ?
Enfin, la spécificité française est peut-être également managériale. Depuis au moins dix ans, les études européennes alertent sur l'existence en France d'un management constant par les chiffres et le contrôle, où l'autonomie des salariés s'est réduite, particulièrement pour les travailleurs les moins qualifiés. Les dirigeants économiques français ont, plus qu'ailleurs en Europe, une culture managériale autoritaire, et la violence psychologique au travail est largement présente dans les entreprises françaises. Selon les chiffres Eurofound, la France se classait ainsi au troisième rang des pays européens en termes de nombre de travailleurs victimes d’au moins un type d’intimidation au travail, notamment des violences verbales, des atteintes sexuelles ou du harcèlement. L'évaluation "Sumer" publiée par le Ministère du travail en 2020 confirme d'ailleurs qu'une faible latitude décisionnelle, un manque de reconnaissance, des intimidation, du stress, ou encore un faible soutien managérial sont liés à la crise de la santé mentale au travail qui touche la France.
Comme le rappelait un récent rapport de l’inspection générale des affaires sociales, les pratiques managériales françaises sont aussi plus hiérarchiques que celles des autres pays européens et moins ouvertes au dialogue social. Le taux de syndicalisation en France est aussi l'un des plus bas d'Europe, ce qui rend plus difficile le dialogue entre les partenaires sociaux sur les conditions de travail. A peine une entreprise privée sur 3 de plus de 10 salariés dispose d'un représentant du personnel (type Comité social et économique, CSE) en 2024. Un taux très bas qui s'explique à la fois par la réticence des managers français au dialogue social et par les ordonnances "Macron" de 2017, qui ont considérablement affaibli les instances de représentation des personnels.
Ce contexte rend forcément difficile les débats actuels autour de l'allongement du temps de travail, et explique sans doute l'immense crispation générée par les propositions de réformes des retraites ces dernières années. Le conclave sur la réforme des retraites organisé par le gouvernement Bayrou, qui doit rendre ses conclusions mardi 17 juin, a d'ailleurs vu de nombreux débats se structurer autour des conditions de travail et de la pénibilité... Sans qu'un consensus puisse se dégager. Comme si, malgré les preuves qui s'accumulent, les conditions de travail restaient encore et toujours un tabou français. ■