Fin du libre échange: L'automobile européenne au pied du mur.
L'été sera décisif pour les relations commerciales entre les États-Unis et l'Europe. L'industrie automobile se trouve dans une situation d'une extrême complexité.
Prise en étau entre les droits de douane américains et la concurrence des constructeurs chinois, la filière se trouve fragilisée par une gouvernance européenne lente à riposter. Avec les droits de douane américains, une voiture européenne pourrait être taxée à cause de ses composants européens, même si la production se déroule sur le sol américain.
Comment faire fonctionner une filière entière dont tous les éléments de la chaîne de valeur sont répartis dans le monde entier, dans un contexte d'effondrement du libre-échange ? C'est la question à laquelle tentait de répondre la Plateforme de la filière automobile (PFA) présidée par Luc Chatel
Le jour où des barrières douanières vont venir perturber les flux d'échange entre les différents pays du monde, le système va s'effondrer. Et c'est malheureusement ce à quoi nous assistons aujourd'hui ", annonce-t-il en préambule d'une conférence organisée le 19 juin 2025.
À l'entrée des États-Unis , pour l'instant, des droits de douane différents sont exercés selon les pays et les secteurs. Les Américains taxent à 25 % les véhicules et les composants. Mais si ces produits arrivent de Grande-Bretagne, un pourcentage de 10 % est appliqué . S'ils proviennent du Mexique, cette fois, ce sont 15 % de taxes qui s'imposent. Et concernant l'acier et l'aluminium, le président Donald Trump est resté sur un taux de 50 %. Les pénalités ont finalement été revues par rapport aux annonces initiales de la Maison-Blanche . Mais au final, les droits de douane sont bel et bien augmentés par rapport à 2,5 % appliqués sous l'ère Biden
Droits de douane : Donald Trump donne de l'air aux constructeurs mais les plonge dans l'incertitude
Face à cette hausse, l'Union européenne continue de réfléchir à sa riposte, attendue le 9 juillet 2025 avec une liste de sanctions en retour. Face à l'escalade douanière américaine, l'institution peine à afficher une ligne commune. " Nous n'avons pas assez anticipé ", regrette David Amiel , député de Paris. Si la Commission européenne a préparé une liste de contre-mesures couvrant potentiellement 100 milliards d'importations, peu de décisions concrètes ont émergé à ce jour.
Une riposte européenne encore balbutiante
Pourtant les impacts sont considérables. Environ 750 000 véhicules (surtout de marques allemandes), mais équipés de composants français, seront taxés dans les flux vers les États-Unis. Et en retour, environ 170 000 modèles (toujours essentiellement de marques allemandes), produits sur le sol américain, pourraient être frappés de 10 % supplémentaires, lorsqu'ils reviennent sur le sol européen.
Anne-Sophie Alsif , cheffe économiste chez BDO France, appelle à utiliser les services financiers et numériques comme levier de négociation : " L'Europe est déficitaire en services, et les Gafam dépendent énormément du marché européen. Il faut appuyer là où ça fait mal." Une stratégie que le camp Trump redoute visiblement, au vu des réactions des marchés à la hausse des taux de la dette américaine.
La Chine, l'autre menace
Si les États-Unis occupent l'attention immédiate, la vraie rupture se joue à l'est. L'industrie automobile chinoise – puissante, planifiée et soutenue par un État stratège – est en passe de dominer le marché électrique mondial. " La Chine a combiné le coût du travail du Maroc avec la technologie de la Californie" , résume David Amiel. Un cocktail explosif pour les équilibres industriels mondiaux.
Face à la Chine, les équipementiers réclament 80 % de pièces européennes dans les véhicules
Face à cette nouvelle donne, plusieurs intervenants plaident pour une politique européenne de contenu local – à l'image de ce que la Chine ou les États-Unis imposent depuis des années. Luc Chatel propose même de reprendre les règles chinoises à leur compte : transferts de technologies, joint-ventures, quotas d'assemblage local… " Ce sont ces règles qui leur ont permis de devenir leaders. À nous maintenant de les appliquer.
Terres rares, erreurs lourdes: L'Europe face au piège des métaux critiques
Les restrictions chinoises à l'exportation d'aimants ont entraîné retards et pénuries dans les usines automobiles en Europe. Celle-ci doit acter son échec stratégique et construire une filière d'aimants, alerte André Loesekrug-Pietri, président de la JEDI.
Le durcissement par la Chine sur les matières premières - notamment les terres rares comme les aimants permanents - provoque de graves perturbations dans l'industrie mondiale. Depuis avril, Pékin impose des licences à l'export pour les aimants néodyme-fer-bore (NdFeB), essentiels pour l'automobile, notamment les moteurs électriques et hybrides. La Chine représente 90 % de la production d'aimants et 60 %-70 % de l'extraction et du raffinage, lui conférant un pouvoir de marché exorbitant.
Du fait des retards d'approbation et des pénuries, certains ont dû suspendre leur production, notamment en Allemagne, France et Europe de l'Est. Ford a suspendu sa ligne SUV Explorer électrique, Suzuki a interrompu la production de la Swift, plusieurs usines de batteries et moteurs signalent des goulets d'étranglement. Pékin a bien instauré un canal pour accélérer les licences aux Européens, mais la procédure reste opaque et politisée.
Vulnérabilité structurelle
Les constructeurs cherchent des solutions d'urgence : certains déplacent l'assemblage des aimants en Chine pour contourner les blocages ; d'autres redessinent leurs moteurs pour réduire l'utilisation de terres rares ou l'usage d'alternatives ferrites, au détriment des performances. L'Union européenne, les Etats-Unis et l'Australie financent des projets miniers et de raffinage, mais il faudra cinq à sept ans pour atteindre une capacité significative.
Cette situation met en lumière une vulnérabilité structurelle : au-delà de l'automobile, les terres rares sont cruciales pour l'éolien offshore, la robotique, les systèmes de guidage de missiles, ou les drones. Alors que la Chine instrumentalise sa position dominante, l'UE est sous pression pour constituer des stocks, soutenir le raffinage local, et investir dans le recyclage d'aimants et les matériaux alternatifs.
La stratégie de la Chine était prévisible
C'est un échec stratégique pour l'Europe. Depuis quinze ans, la montée en puissance de la Chine était complètement prévisible. Elle a consolidé sa domination, non seulement dans l'extraction mais surtout dans le raffinage, en accueillant les usines délocalisées d'Europe : La Rochelle raffinait près de 50 % des terres rares dans les années 1990… Et déjà en 2010, la Chine imposait un embargo sur le Japon, ce qui a fait grimper les prix jusqu'à +1.000 %. On ne peut pas dire qu'on ne savait pas.
Au-delà de l'automobile, les terres rares sont cruciales pour l'éolien offshore, la robotique, les systèmes de guidage de missiles, ou les drones.
Pire : en 2022, la Joint European Disruptive Initiative (JEDI) avait alerté la commissaire européenne à l'Energie Kadri Simson sur la dépendance aux aimants, et proposé un programme « Moonshot » pour trouver des alternatives. Réponse : reconnaître le problème, mais renvoyer à la commissaire à la Recherche Mariya Gabriel. Cette dernière et ses équipes de la direction générale de la Recherche ont ignoré l'urgence, estimant probablement que cela pouvait attendre le prochain programme-cadre… en 2028.
Il est évident que les structures européennes actuelles ne sont plus adaptées à une époque où il faut à la fois investir dans la science et anticiper les enjeux stratégiques. Premier enseignement : repensons radicalement la manière dont l'UE pilote ses programmes R&D. Puis redevenir stratégiques, mettre ce sujet au coeur de notre diplomatie avec les pays producteurs, inciter à la constitution de stocks chez les industriels et à la création d'une filière d'aimants, aujourd'hui inexistante. Troisièmement, un programme pour développer des alternatives aux aimants, désormais instrumentalisés par la Chine, mettant en péril nos industries civiles et de défense. Nous sommes prêts à le lancer, en mobilisant les meilleurs talents de la recherche, de l'industrie et des start-up deeptech. Certains acteurs s'engagent déjà (Solvay à La Rochelle, Carester à Lacq), mais il faut aller beaucoup plus loin, comme recommandé par Philippe Varin en 2022.
Enfin, il faut réimaginer le raffinage des terres rares, encore très polluant (solvants, eau, résidus radioactifs) : il est temps de lancer un programme « Moonshot » de recherche technologique ambitieux pour rendre ce processus massivement plus propre et ramener cette industrie en Europe. Nous sommes prêts.
André Loesekrug-Pietri est président et directeur scientifique de la Joint European Disruptive Initiative (JEDI), l'Agence européenne (ARPA) pour l'innovation de rupture.